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La théorie des couleurs de Kandinsky : les fondements d’un art guidé par l’expressivité

Temps de lecture : 9 minutes

Les œuvres du célèbre peintre russe Vassily Kandinsky peuvent parfois paraître impénétrables aux yeux du grand public. En particulier celles de sa période d’abstraction géométrique, lorsqu’il enseignait à l’école du Bauhaus, dans les années 1920. Elles sont en fait le fruit d’une longue réflexion sur la manière dont la peinture peut faire vibrer l’âme de celui ou celle qui la contemple. Son ouvrage Du Spirituel Dans l’Art, et Dans la Peinture en Particulier, écrit en 1910, en est le principal manifeste. L’artiste y détaille les effets sur l’esprit des composantes principales d’un tableau, telles que ses différentes teintes, et essaie d’en théoriser l’utilisation. Mais en quoi consiste précisément pour Kandinsky, la théorie des couleurs ? Et en quoi permet-elle de mieux comprendre son art ?

 

Les couleurs du tableau, comme vecteur du principe de « nécessité intérieure »

L’expérience visuelle des couleurs s’articule, selon Kandinsky, autour de deux phases. Il évoque d’abord un « effet purement physique ». C’est celui qui est instantané et que tout le monde peut ressentir, à la vue de teintes particulières. Il s’agit d’une sensation intense mais éphémère, de joie ou d’apaisement, que l’artiste compare à une « friandise ». Elle peut exciter momentanément comme un « plat épicé » ou rafraîchir le spectateur comme le contact de la glace sur la peau. Le regard est d’autant plus attiré, et la satisfaction d’autant plus forte, que l’objet perçu semble nouveau ou que les couleurs sont anormalement vives. 

Le rouge vermillon « irrite le regard », le jaune citron « blesse l’oeil » ou les bleus et verts profonds reposent. À l’inverse, ce qui fait partie de notre quotidien, et paraît ainsi banal, a tendance à provoquer l’ennui. C’est pourquoi, selon l’artiste, l’enfant en bas âge s’émerveille de tout ce qui l’entoure, au fur et à mesure qu’il découvre son environnement. L’habitude, en grandissant, fait naître l’indifférence. Kandinsky dit alors de ce monde extérieur qu’il « se désenchante ».

Quelle que soit l’intensité de cet effet physique, il reste très superficiel, car basé uniquement sur nos sens primitifs. L’impression est oubliée aussitôt que nos yeux se détournent du sujet. Mais chez des personnes ayant une forte « sensibilité spirituelle », du fait de leur éducation ou de leurs efforts pour aiguiser leur regard, cette sensation peut pénétrer plus profondément. Un enchaînement d’événements psychiques intervient alors, et la peinture déclenche une « émotion de l’âme ».

 

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The Waterfall (1909) painting in high resolution by Wassily Kandinsky. Original from Yale University Art Gallery. Digitally enhanced by rawpixel.

C’est cette émotion qui doit, d’après Kandinsky, être l’unique but de l’artiste et du tableau. Cet objectif ultime est ce qu’il appelle le principe de « nécessité intérieure ». Son accomplissement repose sur la manière dont le peintre va agencer les différents éléments de sa toile : les formes, les mouvements et les couleurs. Leur harmonie, dit-il, doit être dictée par « l’entrée en contact efficace avec l’âme humaine ». Il compare la méthode du plasticien à celle du pianiste, et le spectateur à l’instrument qui se met à vibrer : « La couleur est la touche. L’œil est le marteau. L’âme est le piano aux cordes nombreuses. »

Les sensations de la couleur, au niveau physique ou spirituel, peuvent être véhiculées par d’autres sens que la vue : toucher, ouïe, goût et odorat. Une explication simple serait de dire que nous procédons par associations. Le rouge semble violent car il évoque le sang ou la chaleur du feu, l’acidité du jaune provient de celle du citron, etc. Mais Kandinsky pense que cette théorie n’est pas satisfaisante, car des expériences auraient permis de constater des réactions similaires (sur le plan biologique) chez des animaux. Pour lui, la couleur elle-même recèle ainsi une force « énorme, capable d’influencer tout le corps humain », aussi bien l’organisme que l’esprit.

 

 

L’émotion pure par l’abstraction des tons et des formes

Kandinsky usera de cette force intérieure de la couleur, pour tendre peu à peu vers l’expression picturale pure, c’est-à-dire l’abstraction. C’est par exemple le cas dans son chef-d’œuvre Jaune – Rouge – Bleu, réalisé en 1925, en pleine période Bauhaus – courant issu de l’architecture et des arts appliqués. 

L’objectif de la peinture en tant qu’art devrait, selon lui, être le même que celui de la musique. Celle-ci posséderait un « accès direct à l’âme », car elle ne chercherait pas, a contrario du tableau paysagiste ou du portrait, à copier les formes de la nature pour provoquer l’émotion. Ses mélodies et ses sonorités se suffisent à elles-mêmes. Grâce aux propriétés spirituelles et physiques de la couleur, le peintre devrait donc être en mesure de toucher le spectateur par la simple harmonisation des éléments sur sa toile, comme le ferait un compositeur.

Kandinsky va ainsi chercher à exprimer l’essence même des couleurs. Elle consisterait en une représentation mentale, non limitée par des considérations matérielles. La notion de rouge, par exemple, aurait une « résonance intérieure » bien particulière, qui ne reposerait pas sur des comparaisons réductrices au monde physique (le feu, etc.). Il s’agit du rouge tel que l’on se l’imagine dans notre tête : infini et sans support palpable, impossible à retrouver dans la réalité. 

 

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Painting with Green Center (1913) high resolution art by Wassily Kandinsky. Original from The Art Institute of Chicago. Digitally enhanced by rawpixel.

C’est là, pour l’artiste, une des principales différences entre la forme et la couleur. La première peut exister indépendamment, tandis que la seconde nécessite une surface pour prendre vie en dehors de notre esprit. À l’état de pensée, la couleur ne connaît en revanche aucune limite ; tout du moins, tant qu’on ne réfléchit pas à un objet sur lequel la déposer. Kandinsky dit que c’est une vision de l’esprit à la fois précise et imprécise. C’est, en effet, la description la plus pure qui soit, car elle ne subit pas de comparaisons comme la teinte physique, mais elle en efface toutes les différentes nuances et tonalités.

Pour passer de l’idée au coup de pinceau, le plasticien doit cependant choisir un pigment bien précis sur sa palette. Le concept général, universel, est alors « caractérisé subjectivement ». Autrement dit, traduit selon la sensibilité de l’artiste. Autre transformation inévitable : il faut désormais un support, délimité dans l’espace (une toile, un volume, etc.), cohabitant nécessairement avec les autres couleurs de son environnement. C’est en jouant sur ce voisinage et en le faisant dialoguer, de manière harmonique, avec une teinte donnée qu’on peut redonner à cette dernière une « enveloppe objective ». 

Il en irait de même pour l’utilisation des formes (carrés, triangles, cercles ou tracés non géométriques). Chacune possède son propre « parfum spirituel », sublimé et enrichi de multiples nuances, au contact des autres. Kandinsky va alors concevoir ses œuvres abstraites comme de véritables symphonies ou « compositions » musicales, comme il en dénomme certaines. Mais quelles sont concrètement les propriétés des couleurs, et comment s’en sert-il pour susciter l’émotion ?



Pour aller plus loin sur la notion d’expressivité : notre article sur le dessin automatique.

 

Kandinsky : Théorie des couleurs primaires et symboliques fondamentales

Le dialogue entre les différents éléments de la toile va permettre de faire ressentir, à un public averti, la force interne propre à chaque ton. Celle-ci peut être soit accentuée, soit atténuée, selon les formes utilisées ou leur disposition. 

Les teintes dites aiguës, comme le jaune, sonneraient mieux dans des formes comparables, à savoir les triangles. Celles avec de la profondeur (les bleus foncés) seraient mises en valeur dans les cercles. Toutefois, il ne faudrait pas, selon Kandinsky, se limiter à ces combinaisons, car la « discordance », le contraste, n’est pas synonyme d’inharmonie. Il faut, au contraire, pouvoir étudier les infinies possibilités offertes par ces matériaux de base, en étant uniquement guidé par l’expressivité.

 

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Dix éléments formant un cercle chromatique, Kandinsky, 1922-1933 – Crédit photo : © Philippe Migeat, Centre Pompidou

 

Avant de se pencher sur les interactions entre les différents pigments, il faut d’abord s’intéresser à leurs effets sur l’humain lorsqu’ils sont isolés. D’un point de vue visuel, l’auteur distingue dans Du Spirituel Dans l’Art, deux divisions principales de la couleur :

  1. la chaleur ou la froideur
  2. la clarté ou l’obscurité

On peut ainsi former quatre combinaisons :

  1. Chaude et claire
  2. Chaude et foncée
  3. Froide et claire
  4. Froide et foncée

Schématiquement, plus un ton tire vers le jaune, plus il est chaud. Plus il tire vers le bleu, plus il est froid. Le contraste entre ces deux couleurs primaires s’expliquerait par une impression de mouvement différente. Suivant un axe « horizontal », le ton chaud semble se rapprocher du spectateur, tandis que le froid s’en éloigne. 

Kandinsky parle également d’un second type de mouvement, que l’on peut constater en remplissant deux cercles pourtant identiques. Le rond jaune, en irradiant vers l’extérieur, aurait tendance à créer un effet excentrique, comme s’il s’agrandissait. Le bleu, au contraire, semble se recroqueviller sur lui-même « comme un escargot » dans sa coquille, en un déplacement concentrique. La forme circulaire accentue ainsi l’impression de rapprochement ou d’éloignement du pigment.

 

À lire également : l’explication du principe d’Art-thérapie.

 

Une infinité de sensations picturales, grâce aux mélanges chromatiques

Le noir et le blanc auraient respectivement les mêmes propriétés que le jaune et le bleu, mais de manière plus figée, sans dynamisme. On peut ainsi accentuer l’effet du jaune en l’éclaircissant, et celui du bleu en l’obscurcissant. Kandinsky voit en ces caractéristiques une valeur intérieure, une symbolique spirituelle. Le jaune est incandescent mais plat, « terrestre » : il est la représentation de la folie, il « disperse ses forces physiques de tous côtés […] jusqu’à l’épuisement. » 

La profondeur du bleu est, quant à elle, « céleste » : il tend vers l’infini, la sérénité et la pureté. En s’assombrissant, il mène l’Homme vers un état de réflexion mélancolique, un point de non-retour. Lui ajouter de plus en plus de blanc le fait tendre, au contraire, vers l’indifférence. Il s’éloigne, mais sans entraîner avec lui le spectateur.

 

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Violet(1923) litograph print in high resolution by Wassily Kandinsky. Original from The MET Museum. Digitally enhanced by rawpixel.

Kandinsky décrit ainsi toutes les couleurs principales. Le vert, obtenu par le mélange des deux primaires sus-citées, en annule les effets. Il en est le parfait point d’équilibre. Calme et reposant, il ne possède ni mouvement horizontal, ni mouvement excentrique ou concentrique. Le noir et le blanc sont deux formes de néant. Le premier est rempli de promesses, comme un silence avant la création. Le second forme un point final. Le gris a ainsi l’immobilité du vert, mais sans espoir possible.

 

Le rouge, quant à lui, possède une dynamique, mais cette fois-ci interne, tel un bouillonnement. Ce dernier devient à peine perceptible quand le ton vire au brun. C’est pour le peintre russe, un signe de sobriété, beau et élégant. Sa résonance intérieure est ainsi plus forte que son effet visuel, extérieur. Enfin, d’autres mélanges, comme l’orange ou le violet, empruntent également des caractéristiques à leurs tons parents. Les combinaisons et les effets sur le tableau sont donc multiples. D’autant plus lorsqu’on les associe aux formes et que l’on en modifie le positionnement.

Doué de synesthésie, c’est-à-dire capable d’associer plusieurs sens à un même stimulus, Kandinsky prête également à ces pigments une qualité sonore. Il compare ainsi le bleu clair à la flûte et les bleus foncés aux timbres graves du violoncelle, de la contrebasse ou de l’orgue, pour les plus profonds d’entre eux. À l’inverse, le jaune ne peut se développer que dans des teintes aiguës, semblables à la trompette.

Le vert aurait, quant à lui, les atouts du violon : un son médium et apaisé. Le blanc et le noir représenteraient, en solfège, les silences. La fougue du rouge clair et chaud (dit de Saturne) serait celle du tuba, et le violet s’apparenterait aux « vibrations sourdes » du cor anglais ou aux « basses des instruments de bois », comme le basson. Et ainsi de suite, à travers toute la gamme de sons et de couleurs… Une vision multisensorielle qu’il est possible d’appréhender, pour les curieux, sur la plateforme interactive de Google, Play a Kandinsky

 

 

 

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Kleine Welten I (Small Worlds I) (1922) print in high resolution by Wassily Kandinsky. Original from The MET Museum. Digitally enhanced by rawpixel.

L’artiste précise que toutes ces tentatives d’explications sont généralistes et correspondent à des « états matériels de l’âme ». Les émotions profondes que permettent les différentes nuances sont en réalité beaucoup plus subtiles et ne sauraient être totalement décrites par des mots. Il évoque également l’importance de traiter une même « résonance intérieure » par le biais de plusieurs formes artistiques, incapables à elles-seules d’en exprimer toute la complexité. D’où ses analogies constantes entre la peinture et la musique. Enfin, selon Vassily Kandinsky, la théorie des couleurs et de l’art en général ne devrait jamais précéder la pratique.

Sa réflexion, exposée dans l’ouvrage Du Spirituel Dans l’Art, est avant tout le fruit d’expérimentations picturales. Sans un regard aiguisé, une forme d’intuition et de sensibilité, le peintre ne peut espérer trouver la clé de la nécessité intérieure, et donc susciter l’émotion…

 

 

Auteur : Gil Colinmaire

 

 

Sources

Du Spirituel Dans l’Art, et Dans la Peinture en Particulier, Vassily Kandinsky.

Kandinsky, ouvrage du Centre Pompidou.

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2 Commentaire

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Markrépondre
8 septembre 2022 à 7 h 40 min

Thanks for your blog, nice to read. Do not stop.

Thamarrépondre
9 décembre 2022 à 8 h 28 min

Votre blog est très riche et intéressant. Je vous remercie chaleureusement. Thamar, enseignante dans une école française à l’étranger.

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